Vous avez des enfants, des petits
enfants, des adolescents, parents ou voisins, et vous vous inquiétez de
ce qu’ils apprennent et de ce qu’ils n’apprennent
pas...
Lisez cet article
savoureux...
Lucien Francoeur se vide le cœur
(professeur au cégep (*) depuis 30
ans)
Un ministère
de l'Éducation complètement déconnecté de la réalité ; des étudiants gavés de
gadgets qui sont incapables de comprendre des consignes de base ; des illettrés
qui n'ont pas de culture ; des exigences qui ont baissé à tous les
niveaux...
Le bilan que
fait Lucien Francoeur après 30 ans d'enseignement au cégep est plutôt
terrifiant.
Le rockeur et
poète de 62 ans enseigne la littérature au Collège de Rosemont depuis
1981.
Trois
décennies plus tard, Lucien Francoeur, encore
passionné
par son métier, tire la sonnette d'alarme.
SOPHIE : En
quoi tes élèves de 2011 sont-ils différents de ceux de 1981 ?
LUCIEN : Ce
n'est pas seulement une nouvelle génération. C'est une nouvelle espèce. Ils font
partie d'une civilisation qui est celle du numérique. Nous, les plus de 30 ans,
on est dans l'analogue. On est VHS, ils sont MP3. On est brosse, craie, tableau.
Ils sont dans la navette spatiale avec cellulaire, laptop et iPod. Maintenant
tout enfant est équipé comme s'il travaillait à la NASA. Quand il arrive à
l'école, il a déjà chatté, pris ses courriels, écouté son iPod, parlé au
cellulaire. Quand il rentre dans la classe, c'est un retour en arrière. On sait
que le cerveau humain s'est modifié quand l'homme a découvert le feu, quand il a
inventé la roue. Mais personne ne s'est rendu compte que depuis 15 ans toutes
les machines qui sont utilisées font qu'il y a des parties du cerveau qui
fonctionnent moins. On continue à concocter des réformes comme si c'était le
même genre de cerveaux qu'avant. C'est un désastre, c'est une bombe qui va
exploser.
Au fil de
ces trente dernières années, comment tes exigences comme professeur ont-elles
changé ?
Avant, on
demandait un travail de session de 12 pages. Maintenant, une analyse littéraire,
c'est 750 mots. Trois paragraphes, trois idées principales (oublie les idées
secondaires)... Le tiers de la classe me donne ça exactement, un tiers me le
donne à moitié et un tiers ne me le donne pas du tout. Il y a dix ans, mes
élèves faisaient leur propre page titre. Maintenant, je fais la page titre et
ils doivent la compléter. Mais même ça, un tiers de la classe n'arrive pas à le
faire ! Un élève qui entre au collégial de nos jours, il faut lui enseigner ce
qu'est un livre. «Il y a une page couverture. Il y a deux noms. Il ne faut pas
confondre le nom de l'auteur (Molière) et le titre du livre (Don
Juan)».
Lucien, tu
me racontes ça et je suis convaincue que tu en rajoutes. Tu exagères
?
Je te le jure
! C'est aussi simpliste que ça. Il faut que je leur explique «recto verso» ! Et
«simple interligne». T'es obligé de leur montrer tout ça parce qu'ils sont
toujours sur des machines. Les feuilles, les cahiers, c'est archaïque pour eux.
Il y a un immense problème. Une année, pour m'amuser, j'ai fourni un Q-tip avec
mon plan de cours. J'ai dit à mes étudiants : «Vous avez les oreilles propres et
vous entendez. Mais vous n'écoutez pas ! Parce que je ne parle pas comme vos
machines....» C'est fini le prof qui parle avec des élèves qui prennent des
notes. Le seuil de tolérance est de 12 minutes. Après, tu dois t'arrêter pour
faire un exercice. C'est tellement aberrant ! Il y a des profs qui n'écrivent
même plus au tableau, c'est une perte de temps, les étudiants ne sont pas
capables de suivre ! Ils donnent un texte à leurs étudiants et ils le lisent
ensemble. Chaque prof a sa stratégie pour être «compris». Bientôt on va se
battre juste pour être "entendu".
On a
beaucoup parlé récemment de l'évaluation des professeurs. Qu'en penses-tu
?
Je suis
d'accord qu'on évalue les profs. Mais ce qu'on propose, c'est toujours des
évaluations de terroriste ! C'est les élèves, les cancres, qui vont évaluer les
profs ? Voyons donc ! Comment un élève qui ne sait pas ce que signifie «recto
verso», ou «simple interligne» peut-il évaluer si son prof a bien enseigné une
analyse littéraire ? Comment un élève qui a été expulsé de sa classe pour des
raisons qui lui paraissent aberrantes (son cellulaire a sonné trois fois de
suite) peut-il être crédible dans une évaluation ? Dans une classe, tu as un
tiers assez fort, un tiers qui se débrouille, et un tiers qui n'a pas sa place.
Ce n'est pas de l'analphabétisme, mais ce n’est pas loin. De l'illettrisme, oui,
parce qu'ils n'ont aucune culture.
Comment
as-tu vu le rôle du ministère de l'Éducation évoluer pendant ces
Ils sont
déconnectés. Ils disent toujours : «on va faire une nouvelle grammaire, on va
changer la terminologie, on va faire des nouveaux manuels, on va changer le
bulletin». C'est toujours la façade qui est abordée. Ils ne s'intéressent jamais
au cœur du problème : le professeur et l'élève, les deux éléments fondamentaux
d'une société. La réflexion ne se fait pas à la bonne place, elle ne se fait pas
en profondeur. L'éducation au Québec, c'est un bordel parce que notre ministère
de l'Éducation est trop gros. C'est le plus gros au monde et il faut qu'ils
justifient leur job. Moi, je les enverrais dans les écoles, dans les classes !
On n'a pas besoin d'une autre grammaire ! La grammaire, ça s'enseigne toujours
comme avant, le participe passé s'accorde comme ci comme ça. Si tu voyais ce que
le Ministère nous suggère comme manuels ! C'est fait par des pédagogues qui
n'ont pas mis les pieds dans une école depuis 20 ans, qui vivent dans une bulle.
Il y a 240 pages d'explications, avec des trucs tellement pointus... C'est comme
s'ils vivaient en milieu fermé et qu'ils tripaient entre eux, pour
s'impressionner les uns les autres.
Qu'est-ce
qu'il fout le maudit Ministère à nous envoyer des «réformes du champ lexical» ?
Lâche-moi avec ton «champ lexical», on n'est pas sur la même planète !!! Je ne
suis pas rendu là, j'en suis à leur apprendre comment fonctionne un dictionnaire
! Les élèves viennent me demander ce que signifie «n. m.»! Il faut que je leur
explique que ça signifie : nom masculin. Il faut que je retourne à la case
départ.
Pourquoi tu
continues à enseigner alors que tu pourrais prendre ta retraite
?
La littérature
est une passion. Elle est de plus en plus difficile à vivre, je peux flyer de
moins en moins haut. Mais je suis content de savoir que je vais enseigner
Rimbaud, Camus, Vian en septembre prochain. J'ai la certitude que je vais
réussir dans ce «free for all» à rejoindre des étudiants. Il y a un pourcentage
d'élèves à qui je vais faire faire des progrès. J'ai encore un rôle à jouer. À
PROPOS...
DU NIVELLEMENT
PAR LE BAS
«On dit que
c'est élitiste, de séparer les élèves... C'est bien dommage, mais l'héritage de
la contre-culture, de la Révolution tranquille, qui a fait qu'on met tout le
monde dans la même classe, c'est un échec. Celui d'en bas ne monte pas. Et c'est
celui d'en haut qui finit par manquer ce à quoi il aurait droit. Ça ne peut plus
fonctionner.. Et ce n'est pas méprisant de dire qu'il y a un tiers de mes élèves
qui ne maîtrisent pas la base du français écrit et qui ne devraient pas être
dans un cours de littérature. S'ils ne comprennent pas «recto verso» ou «nom
masculin», comment peuvent-ils comprendre «la nature et la religion dans Attala
de Chateaubriand» ? La marche est trop haute !»
«Les élèves
qui viennent d'ailleurs maîtrisent trois langues : leur langue maternelle,
l'anglais qu'ils apprennent tous ; et le français qu'ils ont appris avec
des méthodes traditionnelles. Le Québécois "de souche" dit un mot sur quatre en
anglais (fun, top, chill), mais il ne peut pas avoir une conversation en
anglais. Et sa langue maternelle, il l'écrit phonétiquement. Quand je donne un
travail d'équipe, c'est souvent l'élève d'origine ethnique qui prend en charge
la qualité du français parce qu'il le parle mieux que le Québécois "de
souche".
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